LE LUNDI DE PAQUES - LA MONA -
Parmi toutes les vacances scolaires, celles que j'appréciais le
plus étaient sans conteste les vacances de Pâques. En effet,
les vacances de Noël, le sapin illuminé, le réveillon
et les mystères de la visite nocturne du Père Noël,
savamment entretenus par mes grandes sœurs, n'avaient pas mes faveurs.
Mes jeunes années coïncidant avec les années d'après
guerre( 1939-1945) temps très durs, le « petit Jésus
» lisait mal mes lettres et mes déceptions étaient
souvent cruelles.
Il faudrait ajouter que les journées d'hiver étant terriblement
courtes, les enfants de plein air que nous étions s'en trouvaient
terriblement frustrés.
Le mot MONA avait pour nous, enfants, une signification presque magique.
C'était le nom du gâteau de Pâques certes et il symbolisait
la résurrection du Christ, mais il signifiait à lui seul
la journée du lundi de Pâques et ses festivités champêtres.
Une journée en forêt, la découverte des sous-bois,
le traditionnel match de foot, les rondes géantes, les longues
séances de balançoire. Etc,.faisaient vibrer toutes les
fibres de notre corps de jeunes rejetons ivres d'air pur. C'était
une journée de défoulement total.
Un bon mois avant la date fatidique, nous ne cessions de harceler nos
parents. Il fallait en effet se préoccuper du moyen de locomotion.
Papa n'ayant jamais voulu acquérir de voiture, bien trop prudent
pour cela , nous devions donc solliciter les services d'un ami ou d'un
transporteur. Le lieu choisi pour les réjouissances était,
presque toujours, la forêt de Khamissis très étendue,
située à 8 kilomètres au sud de la ville de Sidi-
Bel-Abbès et, ce jour-là, la camionnette effectuait trois
ou quatre voyages.
Oui ! En cette occasion, des dizaines et des dizaines de milliers de «
pieds-noirs » de condition modeste, descendants pour la plupart
de l’émigration espagnole, s’en allaient faire la fête
à la campagne.
Ils perpétuaient, à travers toute l’Oranie, cette
coutume ancestrale du pique-nique pascal, célébré
sur les terres valenciennes et alicantines de la péninsule ibérique.
Ces gens là, avec cette joie de vivre qui les caractérisait
si bien, feront partie plus tard des grands oubliés du drame algérien.
Je me souviens de l'une de ces dernières excursions du lundi de
Pâques. C’était vers 1948 , j’avais donc une
dizaine d’années. Un voisin arabe bien connu de tous dans
le faubourg de la Calle del Sol, dénommé Lachmi, accepta,
moyennant quelque argent, de nous y conduire.
Il possédait une camionnette avec deux ridelles latérales
d'environ un mètre de hauteur et une troisième à
l'arrière que l'on rabattait pour pouvoir monter sur le plateau.
Ce véhicule lui permettait de gagner sa vie tant bien que mal en
assurant, ici et là, de petits transports. Il était, comme
on dit, un peu fatigué et les amortisseurs complètement
inopérants.
Le lundi de Pâques, dès l'aube, tout le monde était
sur le pied de guerre. On chargeait la camionnette de tout le nécessaire
pour faire un bon « arroz con pollo » (riz au poulet), une
corbeille de fèves tendres pour manger à la croque- au-
sel avec du jambon cru du pays, des oranges, un tonnelet de vin rosé
12° de chez Bouscary ou Kinouri, négociants du coin, les monas
bien sûr, et l'anisette. Nous prévoyions aussi des tables
(deux tréteaux et une planche), des sièges et quelques couvertures
pour les adeptes de la sieste après le repas.
Nous grimpions tous alors à l’arrière du véhicule
et prenions place sur des bancs ou de petites chaises basses espagnoles.
Dès que la camionnette démarrait, chacun s'agrippait où
il pouvait pour éviter la chute. Chez les Rodriguez, nous étions
sept avec le grand-père et chez mon oncle, les Sanchez, ils étaient
quatre. Mais il y avait toujours un ou deux voisins invités qui
prenaient part à la fête.
Nous quittions la ville, en direction du sud, par la départementale
qui conduisait au Télagh. Après quatre kilomètres
de bonne chaussée, bien goudronnée, nous empruntions alors
sur la gauche une piste qui menait à la forêt, en très
mauvais état, ravinée par les pluies et parsemée
d'ornières. Le véhicule commençait alors à
grincer et à épouser fidèlement les dénivellations
du terrain. Comme les amortisseurs ne faisaient plus leur usage, nous
étions comme dans un chalutier soumis à une forte houle.
Les hommes riaient et nous, les enfants, restions insouciants; puisque
les adultes avaient mis sur pied cette aventure, elle ne pouvait que bien
se terminer. Par contre, les femmes commençaient à s'affoler.
Ma tante Dolorès, ma marraine, ne cessait de se signer et d'implorer
je ne sais quel saint.
Petit à petit nous arrivions sur une route forestière en
meilleur état et ces moments de forte tension laissaient place
à la grande rigolade. Comme les prières avaient protégé
en quelque sorte l'expédition, certains se confondaient alors en
remerciements, en dirigeant leur regard vers le ciel.
Une fois arrivés à bon port, la ridelle postérieure
était abaissée, sonnant l'heure du débarquement.
J'avoue qu'il fallut en aider quelques-uns qui, n'ayant pas le pied marin,
eurent du mal à maintenir la position verticale.
Avant de procéder au déchargement, mon grand-père
maternel frappait dans ses mains, demandait quelques secondes d'attention
et entonnait, repris par tout le monde, le couplet traditionnel:
« Ya estemos aquí ( Nous voici arrivés)
Ya estemos aquí
Viva la mona! (Vive la mona)
Viva la mona!
Ya estemos aquí
Ya estemos aquí
Viva la mona!
Y el mes de abril! » (Et le mois d’avril)
Vous remarquerez peut-être, au passage, que nous confondions allègrement
le subjonctif et l'indicatif du verbe "estar". Il fallait dire
bien sûr "Ya estamos aquí etc."
Une fois la balançoire installée, solidement attachée
à la branche maîtresse d'un sapin, les filles et les femmes
avaient là une agréable occupation. Il fallait alors passer
aux choses sérieuses.
Pas de lundi de Pâques sans une partie de foot. Les Bel-Abbésiens
étaient bien trop fiers de leur Sporting ( SCBA), champion d'Afrique
du Nord et protagoniste de grands matchs de coupe de France au Stade Monreal
à Oran, pour ne pas faire honneur à ce sport.
La moindre petite clairière faisait office de terrain de foot et
peu importait le degré de sa déclivité ou la présence
ici ou là de quelques touffes d'alfa ou de buissons épineux.
On sonnait le rappel un bon kilomètre à la ronde et tous
les hommes valides jouaient. Trois générations y étaient
représentées.
Les appels de balle se faisaient en français ou en espagnol, selon
le joueur qui menait le jeu. Cependant il n'était pas très
conseillé de trop garder le ballon car ceux qui ne pouvaient pas
courir assez vite ou manquaient de technique élémentaire,
rataient rarement le tibia ou la cheville adverse. On recevait donc, ce
jour-là, pas mal de "cagnes ", de l'expression espagnole
"dar caña'', donner des coups, fustiger.
Que voulez-vous ! On n'évolue pas de la même façon
et avec les mêmes armes, à dix ans qu’à soixante-
cinq ans.
C’était aussi une partie de franche rigolade. Certains maîtrisaient
mal leur élan et, trahis par leur embonpoint, s’affalaient
sur l’herbe de façon spectaculaire, lorsqu’un gamin
les mettait dans le vent, à la suite d’un dribble court.
L'arbitrage était assuré par un ou deux Anciens, quant aux
limites du terrain, elles étaient imaginaires et les poteaux se
voyaient matérialisés par deux gros cailloux. Pour saluer
chaque but, nous criions « Il y est ! » ; dans notre tête
c’était plutôt « ilié ». Lorsque
la trajectoire de la balle était litigieuse, comme il n’y
avait ni poteaux, ni transversale, ceux du camp adverse répliquaient
alors : « Non ! Il n’y est pas ! » ou bien «Ese
no está ilié».
Curieusement le jeu se déroulait sans gros désaccords. Comme
nous pratiquions l'attaque à outrance, dès qu'une équipe
avait marqué, par exemple, cinq buts, c'était le moment
de la mi-temps et nous changions de camp. Les premiers qui arrivaient
à dix buts sifflaient la fin du match.
Les tout jeunes, « los monigotes » ( On disait aussi «
mañacos », mais les dictionnaires espagnols ne l’ont
pas encore admis), se tenaient les côtes en constatant les dégâts
: certains, parmi les aînés, boitaient bas, les chevilles
endommagées, d’autres portaient les mains à leurs
cuisses pour soulager des contractures ou soufflaient comme des bœufs
pour recouvrer au plus vite une respiration normale.
Vers midi, on allumait le feu et très vite le riz au poulet entrait
en préparation.
Ce rôle incombait souvent aux grands-parents. C'était alors
l'heure de l'apéritif. Je devrais dire de l'anisette, boisson nationale
pour nous et grande réparatrice, ici, des efforts violents consentis.
Ce jour-là, elle se buvait en mangeant des fèves tendres
crues, accompagnées de jambon cru préparé et mis
à sécher à la maison depuis l’automne dernier.
L'euphorie de la fête aidant, les hommes en buvaient parfois un
verre de trop. Souvent alors une victime, peu habituée au fait,
accusait le coup. On ne disait jamais « está borracho »,
il est saoul ; les femmes, mères ou épouses, veillaient
aux écarts de langage. On préférait l'expression
« está mareao! », il a quelques vertiges!
Après le repas, on sortait presque religieusement les Monas. Chaque
famille présentait les siennes et nous avions droit alors à
quelques comparaisons : de couleur, de pâte plus ou moins levée
et de recettes. Certains les dégustaient avec un petit rosé
12°, déjà mentionné plus haut, tandis que d'autres
préféraient attendre le café pour mieux les apprécier.
L'après-midi, nous organisions des rondes géantes car d'autres
excursionnistes se joignaient à nous. Elles étaient agrémentées
de chants et de jeux.
C’était le moment où la forêt de Khamissis résonnait
au son des accordéons et les jeunes gens des Amarnas et de la Calle
del Sol, quartier populaire par excellence, esquissaient quelques pas
de danses à l’ombre des sapins.
Ce lundi de Pâques était aussi l'occasion de montrer nos
beaux cerfs-volants ; nous appelions ça des " bilochas",
il faudrait dire « birlochas ». C'était à celui
qui parvenait à les hisser le plus haut possible dans les nuages
et le vent du mois d'avril s'y prêtait à merveille.
Les journées étaient assez longues, chez nous, à
cette époque de l’année et nous retardions l'heure
du départ autant que possible. On préparait alors le dîner.
C'était toujours une « fritá»( fritada) de fèves
rissolées à l'oignon tendre, avec des cœurs d'artichauts
cueillis de la veille et des morceaux de poulet et de lapin.
La camionnette commençait alors à effectuer la navette vers
la ville.
Le retour à la maison était bien triste pour les enfants.
Nous attendions tellement ce jour- là que nous éprouvions
beaucoup de peine à le voir tirer à sa fin.
Après que mon oncle Périco, coiffeur dans le quartier, eut
convaincu ma tante de grimper sur le véhicule – elle se proposait,
en effet, de faire les deux kilomètres de piste en mauvais état,
en marchant - nous rebroussions chemin.
Comme le répertoire espagnol était un peu maigre, c'était
les chants traditionnels français qui nous accompagnaient. Etaient
à l'honneur: la Madelon, les Chevaliers de la Table Ronde, Ah !
le petit vin blanc, Boire un petit coup etc.
Mon grand- père, un andalou du Cabo de Gata, se sentant alors exclu
du jeu, ponctuait tout haut la fin de chaque chanson par un « Viva
la bomba! » de l'expression « faire la bombe », s'amuser
comme des fous.
Mais certaines années hélas, la pluie était au rendez-vous,
la veille du jour de Pâques. Mon père disait que cela arrivait
une fois tous les quatre ans.
Ces averses soudaines, assez fortes, étaient cependant entrecoupées
de belles éclaircies durant lesquelles le chaud soleil d’Oranie
redonnait espoir en quelques minutes.
Nous, les enfants, nous exclamions alors : ça y est Papa! Il fait
beau, on pourra y aller! Mais, hélas, mille fois hélas,
la décision était déjà prise par les adultes:
« On ne pourra s'asseoir nulle part, tout sera mouillé, boueux
; on ne va pas passer la journée à s'abriter sous la camionnette
toutes les demi-heures, pour échapper à la pluie. »
C'était donc non!
Cela finissait alors par une paella ( prononcer paéya, s'il vous
plaît). Nous disions d'ailleurs à la maison, « un arroz
con pollo » et pour donner un caractère un peu exceptionnel
à cette célébration, nous invitions à notre
table quelques voisins.
Cependant, le cœur n'y était pas.
Les senteurs si caractéristiques des résineux, le bruit
familier du petit vent, agitant la cime des arbres, qui se levait immanquablement
l’après-midi et la ventrée de rire, « la panzá
» (castillan) ou « la panchá » (valencien) de
reír », à l’occasion du match de foot, nous
avait terriblement manqué.
Cette année-là, la Mona nous laissait un goût bien
amer et surtout aucun souvenir à ressasser tout au long de l’année.-
Expressions consacrées chez nous, au mot MONA :
-Fera-t-il beau pour la MONA( lundi de Pâques)
-Nous avons fêté la MONA en forêt.
-Le jour de la MONA, nous avons disputé un match de foot mémorable.
- Por (ou para) Pascua Mona.( Pour la fête de Pâques)
Expressions très espagnoles, peu utilisées chez nous, en
Oranie :
-« Coger » una MONA. (prendre une cuite)
-« Dormir » la MONA.(cuver son vin)
Rodriguez Manuel ( né à Sidi-Bel-Abbès. ORANIE )
Professeur honoraire d’espagnol ( m.rod@free.fr)
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