SONIA QUITTE SA MERE
La rue Lavigerie est gaie, vivante. Ici, la convivialité n’est
pas feinte, elle est spontanée, naturelle. Les habitants, à
leur réveil et même dans la journée, sortent vite de chez
eux pour se retrouver dans la rue, sur leur trottoir. De groupe à groupe,
chacun assis comme il peut, on échange des propos et on se raconte
des historiettes ou anecdotes. On rit souvent, franchement, sans retenue.
L'esprit de voisinage prévaut sur tout, au-delà des ethnies,
des minces différences ou du milieu social. Chacun sait qu’il
fait partie de ce petit peuple, de cette communauté, de cette terre,
de ce quartier et que leurs destins sont liés, communs. Et qu’ils
ne peuvent vivre cette vie, leur vie, avec ses hauts et ses bas, que dans
la paix et l’entente… Cette entente et cette paix s’expriment
tous les jours, très simplement, dans la vie d’El-Graba.
Sonia, la fille de Thiriza, 25ans, chaque soir, pour prendre l’air,
s’assoit sur le trottoir du bistrot de sa mère. Elle discute,
de temps à autre, avec son frère qui fait le « va-et-vient
» du trottoir à l'intérieur du bistrot, le verre de vin
à la main, mâchant toujours quelque chose. Il fait bon et frais.
Une ou deux voisines viennent souvent la rejoindre pour bavarder un moment,
parfois même jusqu’à une heure tardive de la nuit. Comme
presque tous les soirs, depuis quelques mois, Sonia guette la venue de Salim
ou, plutôt, le bruit de sa moto. Messaoud et ses copains, qui sont au
courant de la liaison de Sonia et Salim, sont là. Ils appréhendent
aussi cet instant, avec anxiété, et craignent, depuis longtemps,
une bagarre entre Salim et le frère de Sonia. Ce soir, Lopez est encore
là, un peu éméché. Il est vrai que Lopez qui,
ce soir, ne dort pas encore à cette heure, ne se gênait pas de
dire ou de faire entendre qu'il était contre cette liaison. «
Je ne suis pas raciste, mais Salim est un divorcé, alors… »,
disait-il souvent.
Sonia est une belle fille brune, aux longs cheveux noirs, le corps plantureux.
Elle sait mettre des robes bariolées qui lui moulent les hanches et
des fesses, et la rendent plus excitante. Depuis qu’elle a connu Salim,
elle esquisse un léger maquillage qui se résume à mettre
seulement un peu Kohl aux yeux et une légère couche de rouge
à lèvres. Son frère a remarqué ce « changement
».
« Tu te maquilles maintenant ? Pour qui ? », disait-il à
sa sœur sachant pertinemment qu’elle flirte avec Salim. Il ne rate
jamais l’occasion de dire à sa mère qu’il «
n’admettait pas cette relation » alors que la mère Thiriza
a toujours fermé les yeux et fait la sourde oreille à son fils.
« Ce n’est pas parce que c’est un Arabe », répétait-il
souvent. Au moment où Lopez est venu s’asseoir sur le trottoir
auprès de sa sœur, les pétarades de la moto de Salim s’entendent
du côté du marabout Sidi Mohamed. Un instant après, le
« Jawa » rouge est venu stationner devant le groupe de Messaoud.
Salim ne manquait jamais de s’arrêter dire bonsoir aux jeunes
du quartier.
Le nez un peu plat, les joues creuses, les yeux verts, les cheveux châtains
frisés, une bouche charnue d’où apparaît, au moindre
sourire, une dent en or, une taille d’athlète due à son
passé éphémère de boxeur, toujours habillé,
été comme hiver, en jean, Salim est un homme cordial, mais connu
pour être très susceptible. Parfois, pour un rien, il pique des
colères. On dit qu’il est « complexé d’être
presque analphabète » alors qu’il parle très bien
l’espagnol et un peu le français. Après avoir dit bonsoir
aux jeunes, sans arrêter le moteur de sa moto, Salim enclenche la vitesse
et démarre doucement, descendant la rue Lavigerie, en freinant sec
de temps à autre, pour faire crisser les pneus.
Sonia l’a déjà aperçu. Elle arrange sa robe sur
sa chaise et se lisse les cheveux. Suivant le regard de sa sœur, Lopez
se retourne et voit Salim sur sa moto qui ralentit au fur et à mesure
qu’il s’approche du magasin fermé de Lalla Mimouna qui
se trouve presque en face du bistrot de Thiriza. Lopez se lève rapidement,
descend du trottoir et se met au milieu de la rue. Salim continue de rouler
lentement, arrive à hauteur de Lopez, stoppe, met les deux pieds sur
terre. De son pied droit, il actionne le trépied de la moto. Le frère
de Sonia se tient debout, à deux mètres de l’engin, lui
barrant presque la route. La moto arrive à sa hauteur et, en un clin
d’œil, en une seconde, les deux hommes se retrouvent à terre,
se donnant des coups de tête, des coups de poing.
- « Je t’interdirai cette rue », crie Lopez.
- « Je vais t’esquinter, petit salaud », lui répond
Salim.
Les jeunes, médusés, ne bougent pas. Les premières secondes,
personne n’ose s’approcher pour les séparer. On n’entend
que les cris de Sonia qui appelle sa mère qui se trouve à l’intérieur
du bistrot, pour qu’elle vienne arrêter ce massacre. Beaucoup
de gens sont sortis des autres troquets et des échoppes ouvertes alentour.
Les jeunes, finalement, se disposent en rond, autour de Salim et Lopez, sans
intervenir. La bagarre dure quelques minutes avant que des voisins accourus
ne s’en mêlent et tentent vainement, en tirant le bras de l’un
ou de l’autre, de séparer les deux hommes. Messaoud et ses copains
sont là, en spectateurs, émerveillés et désolés.
On n'entend plus que les cris joyeux et les rires hilares de Harouda qui passe
là, au retour de sa quête à la « Corée ».
Elle sautille sur ses jambes et lance des youyous stridents entrecoupés
d’onomatopées. Par hasard, Kharez passait par là. Voyant
le groupe des jeunes en rond, Harouda qui danse et percevant les cris de Sonia,
il court vers eux. Il leur enjoint de s’arrêter puis empoigne
fortement Salim par le cou et le ventre. Il l’arrache du sol et Lopez
reste étendu sur la chaussée. Séparés, les deux
hommes continuent de s’insulter tandis que Kharez tire Salim vers sa
moto. Thiriza, quelques-uns de ses clients et des voisins relèvent
Lopez. D’autres suivent Kharez et le remercient. La bagarre a vraiment
cessé et les jeunes ont rejoint leur place. Kharez intime à
Salim de reprendre sa moto et à Lopez de rentrer chez lui. Les deux
hommes, le souffle coupé, obtempèrent. Sonia pleure, sa mère
Thiriza aussi. Les badauds se retirent et Messaoud embrasse son oncle sur
les deux joues et va rejoindre ses copains. Harouda vient vers Kharez la main
droite tendue. Sans un mot, Kharez sort de sa poche quelques pièces
de monnaie et les lui remet. Elle se retourne en balbutiant quelques mots
incompréhensifs et s'en va entamant une chanson connue de Ahmed Wahby,
le grand chanteur oranais, dont les paroles vantent la bravoure et la générosité.
Le lendemain, dans tout le quartier d’El-Graba, on apprend que Sonia
n’est plus chez elle et que « sa famille la recherche ».
On sait aussi, quelques jours plus tard, que Sonia vit désormais avec
Salim. Sa famille a admis cet état de fait. Lopez, son frère,
dans sa colère, avait juré de la tuer. Il n’en fit rien
et c’est le contraire qui arriva. Moins d’un mois après
cette bagarre et le départ de Sonia, il alla voir sa sœur et fit
la paix avec Salim. Il n’y a pas eu de mariage solennel, mais, chez
Thiriza, on a donné une fête un soir où toute la famille
était là, en présence de Salim et aussi Bayou et de son
« guoumbri ». Salim, le soir même où Sonia a quitté
le foyer familial, a fait venir chez lui le maître de l’école
coranique du quartier qui a récité la « Fatiha »
et psalmodié quelques sourates pour bénir l'union selon la tradition.
Il n’était pas question pour Salim qu’une femme pénètre
son foyer sans la bénédiction d’un « Taleb ».
Pour les jeunes, Salim, déjà connu comme un redoutable bagarreur,
est devenu un véritable héros. Tel le légendaire et fougueux
cavalier du Sahara qui enleva sa bien aimée de la tente de son père…